“ La vie a besoin des services de l’histoire, il est aussi nécessaire de s’en convaincre que de cette autre proposition qu’il faudra démontrer plus tard, à savoir que l’excès d’études historiques est nuisible aux vivants. ”
Nietzsche – Seconde considération inactuelle (1874)
L’histoire nous permet de savoir d’où l’on vient, qui l’on est. Elle est ces racines qui nous ancrent, ce socle qui nous permet de regarder droit devant nous. C’est grâce à notre vécu, notre passé, tant individuellement que collectivement, que nous sommes ce que nous sommes. Et aujourd’hui, notre époque qui ne voit plus le futur, masqué par de sombres nuages, se tourne vers son passé. La postmodernité est une époque du post-, de la fin. Alors on regarde en arrière, et on se raconte des histoires. On s’échappe de notre quotidien maussade, où les médias nous assomment d’histoires tristes.
Il faut dire que nous avons eu une drôle d’histoire avant d’en arriver là. Du temps corrupteur au progrès, pour finir par exploser en vol.
Temps chrétien de la déchéance. L’homme vit passablement en attendant que vienne le jour du jugement dernier. Il est né au paradis, est devenu un déchu, et s’efforce autant qu’il peut de vivre sa vie, en attendant que le grand barbu lui dise paradis, ou enfer.
Puis il a inventé le progrès. Et si ce monde, le monde physique dans lequel il vit, n’était pas quelque chose que l’on pouvait améliorer. Nous n’étions pas condamnés, mais à la force de notre cortex, nous pouvons rendre, demain, le monde un peu meilleur. Puis un peu meilleur encore. Et encore. L’homme a eu foi en le progrès, arme salvatrice contre la corruption de notre monde.
Mais un beau jour, tous ces beaux idéaux se sont effondrés. Boum. L’homme a fait sauter 2 villes japonaises, tuant par là des millions d’innocents, à la force de son intellect. C’en était trop pour le progrès.
Depuis, entre pilonnage industriel et organisé de notre bonne vieille maison – la Terre – et catastrophes humaines, “le déclin”, ce triste mot, est sur beaucoup de lèvres, et résume pour nombre d’entre-nous ce qu’est devenue notre époque actuelle. Notre histoire est finie, le temps corrupteur aura pris sa revanche. Et sans vraiment plus trop savoir quand ça a recommencé, nous voilà repartis pour un tour de manège vers des sombres lendemains.
Mais au fait, c’est quoi l’histoire ?
Alors que l’homme se tourne sans cesse vers son passé pour comprendre ce qu’il est, d’où il vient, pourquoi il pense ceci, fait cela et ainsi de suite, il se pose alors une question fondamentale : l’histoire a-t-elle un sens ? L’homme, cet être en perpétuelle quête de sens, cherche des raisons à tout, des destinées, des significations, des directions.
L’histoire suit-elle un chemin vers le mieux ? L’histoire de l’homme est-elle l’histoire d’un progrès constant, cumulatif qui ferait du siècle présent une meilleure réalisation des potentialités de l’être humain que le siècle précédent ? C’est ce que certains penseurs ont été amenés à concevoir. Le XVIIIe siècle est le siècle des grands chamboulements : révolution scientifique, Révolution française, grandes découvertes… l’homme européen semble s’avancer vers le mieux. La première apparition de ce terme intervient chez Voltaire. Jusqu’ici l’histoire est expliquée selon les raisons religieuses, la Bible serait le seul livre d’histoire digne de ce nom et tous les événements historiques – y compris le tremblement de Terre de Lisbonne de 1755 – peuvent être expliqués selon cette bonne vieille volonté divine. Dieu a un plan. Et ce plan est le sens de l’histoire humaine sur Terre.
Voltaire rejette l’explication religieuse de tout et avance que l’histoire de l’homme est l’histoire du développement de la raison.
L’histoire a enfin une direction. L’homme des Lumières est l’homme le plus avancé, car il est le plus raisonnable, il s’empare de sa liberté démocratique et sort de son obscurantisme religieux.
L’homme s’inscrit dans un plan de la nature visant à lui permettre de développer toutes ses capacités.
“ On peut envisager l’histoire de l’espèce humaine en gros comme la réalisation d’un plan caché de la nature pour produire une constitution politique parfaite sur le plan intérieur, et, en fonction de ce but à atteindre, également parfaite sur le plan extérieur. C’est le seul état de choses dans lequel la nature peut développer complètement toutes les dispositions qu’elle a mises dans l’humanité. ”
Kant – Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784)
Néanmoins, l’histoire qui se constitue en discipline scientifique et qui, avec l’école universelle, devient une matière enseignée à tous les enfants, va de pair avec le développement du métier d’historien. Que dire des périodes passées ? Comment les raconter ?
Alors chaque période historique est associée à une image, un sentiment, un cliché. Les Romains sont alors toujours en toge, en plein soleil, sous 40 degrés, alors que dans les mêmes territoires, les chevaliers du Moyen Âge – la dénomination de cette période comme étant “moyenne” est de ce point de vue largement signifiante – sont dans la boue et la saleté. Mais le parapluie ne semble lui n’avoir été inventé que dans le Londres de la révolution industrielle, ville grise et pluvieuse – un peu comme aujourd’hui finalement. Nous réduisons l’histoire à des images mentales. Comment percevoir avec exactitude la complexité de plusieurs milliers d’années d’histoire ? Comme souvent notre cerveau retient des clichés.
Mais la manière de raconter l’histoire y est pour beaucoup. Les films historiques reprennent ces clichés. Dans Gladiator, Maximus ne combat pas sous la pluie mais sous un soleil de plomb, dans Kaamelot, le roi Arthur et les chevaliers sont dans la boue…
L’histoire prend alors une importance cruciale comme manière de raconter l’histoire de son pays. Il y a donc une forme “d'histoire officielle” : cela s’est passé comme ça et pas autrement. Si les fondements de nombreux événements historiques sont solides et scientifiques, la manière de les raconter diffère d’un pays à l’autre. Les élèves japonais n’apprennent pas de la même manière la seconde guerre mondiale, et notamment le massacre de Nankin, que les élèves chinois – qui, pour leur part, n’entendent même pas parler du massacre de la place Tian'anmen, cela va sans dire. Les élèves français n’apprennent pas l’histoire de la colonisation de la même manière que les élèves gabonais. Les élèves catalans apprennent que la Catalogne est un territoire envahi et dominé par la Castille, faisant naître un fort sentiment indépendantiste, là où les élèves de Madrid apprennent que l’Espagne est un pays uni. Et ainsi de suite.
“ Enfin Armand, le général De Gaulle n’a-t-il pas dit que toute la France avait été résistante ? ”
OSS 117 : Rio ne Répond plus
“ Les vainqueurs l'écrivent, les vaincus racontent l'histoire ”
Booba — 92i Veyron
Mais sommes-nous bien sûrs que l’histoire a un sens ? Les tragédies du XXe siècle semblent nous montrer le contraire. La Shoah, le goulag, la révolution culturelle… sont-elles des preuves de l’avancée de la raison, et de la réalisation complète de l’homme ? On peut en douter, et c’est un euphémisme. Si l’histoire a des leçons à nous donner, nous sommes de bien mauvais élèves.
L’histoire c’est avant tout le temps qui passe. Ou plutôt le temps qui est passé.
L’histoire c’est la flèche du temps, i.e. le sentiment que le temps ne fait qu’avancer, dans un sens unidirectionnel. Concept physique introduit en 1928 par Arthur Eddington, il a des répercussions en philosophie et en psychologie car ce temps qui avance, qui s’écoule est indissociable de la perception humaine de ce temps qui passe, qui file, qui glisse entre nos doigts. Une seconde chasse l’autre. Le présent est un perpétuel devenir. Nous sommes sans cesse dans la seconde d’après. Les aiguilles avancent sur notre montre sans que nous puissions faire une pause.
Si le temps ne semble être qu’un devenir perpétuel, si nous avons l’impression que chaque période historique a ses particularités, l’homme en lui-même n’a que peu changé dans son for intérieur. Les questions métaphysiques que se posait Platon il y 2 500 ans, restent celles que nous nous posons aujourd’hui. Qu’est-ce qui fait que nous sommes humains ? Qu’est-ce que l’amour ? La mort ? La spiritualité ? Ces questions qui touchent au plus profond ce qui semble faire de nous des êtres humains sont des questions millénaires auxquelles l’homme tente de répondre sans jamais parvenir à une réponse définitive, pour la simple et bonne raison qu’elles n’ont pas de réponse. Leur “utilité” se situe dans le fait de se les poser, de s’arrêter, de regarder l’horizon – ou l’immeuble en face de vous – et de vous demander, comme votre ancêtre ayant vécu il y a plusieurs centaines ou milliers d’années : qui suis-je ?
L’homme a fait de l’histoire, de son histoire la représentation du temps général, de l’histoire entière. Mais à l’heure où on passe notre temps sur Zoom, essayons de dézoomer un peu et de changer d’échelle.
Chaque être qui compose notre planète a son propre temps. Si un chat vit un quinzaine d’années, un arbre peut vivre plusieurs siècles ou plusieurs millénaires. Nous avons l’impression que les arbres sont ces êtres presque immobiles, plus proche des rochers que des êtres humains, mais regardez la croissance d’une plante en accéléré, et vous aurez l’impression qu’elle a des mouvements presque humains, qu’elle cherche à attraper des choses comme nous le faisons avec notre bras en une fraction de seconde.
Dézoomons encore.
Notre belle planète Terre a 4,5 milliards d’années. Autant dire qu’à cette échelle, notre histoire humaine paraît bien insignifiante. Si l’on ramenait ces 4,5 milliards d’années sur une année calendaire, c’est à dire que la Terre se formerait le 1er janvier, alors la vie n’arriverait que le 26 février, et il faudrait attendre le 14 décembre pour voir apparaître les premiers mammifères. L’homo sapiens, quant à lui, n'apparaitrait que le 31 décembre à 23h23. Pire, notre chère révolution industrielle ne représenterait que la dernière seconde de cette année.
“ Au détour de quelque coin de l'univers inondé des feux d'innombrables systèmes solaires, il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l'“histoire universelle”, mais ce ne fut cependant qu'une minute. Après quelques soupirs de la nature, la planète se congela et les animaux intelligents n’eurent plus qu'à mourir. ”
Friedrich Nietzsche – Vérité et Mensonge au sens Extra-Moral
Nous sommes un grain poussière temporel.
Et le temps existe-t-il même en dehors de notre conception humaine ? Est-il pertinent de parler d’un temps de la Terre comme nous parlons de notre temps humain ? La majorité de l’histoire de notre planète bleue était surtout constituée d’un flot d’événements pris dans un concept de cause/conséquence qui régissait le monde. C’est la flèche conséquentielle. Flèche fondamentale de la physique.
La notion d’espace-temps qui apparaît avec Albert Einstein au début du XXe siècle vient bouleverser la représentation que nous faisons du temps. Fondée sur l’hypothèse que tous les référentiels sont équivalents en ce qui concerne les lois de la physique, la théorie d’Einstein montre alors que la mesure du temps diffère d’un référentiel à l’autre. Il n’y a donc pas de temps universel et unique, chaque référentiel possédant sa propre mesure du temps.
“Ô temps ! suspends ton vol”
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